L’intelligence artificielle épate la galerie

Dans « intelligence artificielle », il y a « art » : son marché est-il prêt à l’utiliser ? Décryptage d’une mutation encore timide.

Minha Yang — The listed words and the fragmented meanings

Imaginez un monde où  une application sur votre téléphone prédit le prix de revente dans deux ans du tableau que vous venez d’acheter, où les faussaires ont remplacé les pinceaux par des imprimantes 3D,et où les robots sont les nouveaux artistes à la mode. Et tout cela avait commencé par une simple connexion internet…

A la rencontre de l’intelligence artificielle

Beaucoup d’encre a coulé sur la digitalisation du marché de l’art, entre vente aux enchères en ligne, influence des réseaux sociaux et omniprésence des smartphone. Ces évolutions ont une conséquence commune: l’augmentation du volume d’informations – appelez la « data » pour avoir l’air plus branché. L’information est cruciale pour tous les marchés, et celui de l’art, pour fonctionner, a besoin de collecter aussi bien celle concernant les collectionneurs, que les œuvres. Pour un marché souvent présenté comme opaque (prix non publics hors des salles de vente, importance du relationnel), analyser et traiter l’information ancienne ou nouvelle est capital. Et c’est justement une des promesses de l’intelligence artificielle.

L’intelligence artificielle est souvent définie comme l’acquisition par des systèmes informatiques de compétences cognitives traditionnellement associées aux humains, telles la capacité d’apprentissage, l’autonomie dans un environnement, voire (un jour ?) la conscience d’eux-mêmes. Dans un premier temps, cela leur permet notamment de remplacer l’humain dans des tâches longues et répétitives comme le traitement de données.

Parmi les technologies mobilisant l’intelligence artificielle, le machine learning (aussi appelé apprentissage statistique), confère aux ordinateurs la capacité d’apprendre sans être explicitement programmés. A partir d’un grand nombre de données, le système « apprend », par exemple, à reconnaître l’image d’un chat. Pour des projets demandant un degré de complexité supérieur, comme battre un champion humain du jeu de Go, on parle de Deep Learning, qui repose sur les réseaux de neurones inspirés du fonctionnement du cerveau.

L’intelligence artificielle ne se limite pas à la (grande) famille du machine learning, mais force est de constater que l’IA déterministe ou les systèmes d’aide à la décision ne sont pas pour l’instant mobilisés par le marché de l’art. En son sein, deux applications principales de l’intelligence artificielle se distinguent: le prédictif, et l’authentification.

L’IA, mieux que le marc de café ?

Prédire les prix tout d’abord : l’achat d’une œuvre d’art, si elle laisse théoriquement sa place à la passion pour l’objet et l’esthétique, est également motivée par le prix que l’on peut espérer à la revente. Les art advisors et autres consultants pourraient-ils être remplacés par des algorithmes qui piocheraient dans des bases de données pour agréger le comportement de milliers de consommateurs ? Une première étude en ce sens a été lancé en 2014 par Ahmed Hosny, Jili Huang, et Yingyi Wang dans le cadre d’un projet étudiant. Intitulé The Green Canvas, le dispositif ambitionnait de prédire la valeur d’un tableau, en croisant les prix de l’index Blouin Art Sales et des éléments constitutifs de l’œuvre tels la couleur, le contraste, la présence d’un visage… Après analyse de 35,407 tableaux valorisés à presque dix milliards de dollars, les conclusions sont plutôt modestes: les couleurs saturées entrainent des prix plus bas, et les records en salle des ventes ont lieu aux même dates que les expositions d’ampleur. Une analyse fondée spécifiquement sur Picasso aboutit à une prédiction de 0.58, mesuré comme la corrélation entre le prix réel et le prix prédit. C’est à dire que le système a raison à peine plus d’une fois sur deux…

Le rapport 2018 du marché de l’art digital de la compagnie d’assurance Hiscox estime que « le consommateur du marché de l’art en ligne va être de plus en plus exigeant sur la transparence des prix – l’avenue du big data combinée à l’intelligence artificielle pourrait offrir des techniques plus sophistiquées pour comprendre et mesurer la valeur d’un objet d’art ».  La reconnaissance visuelle a effectivement fait des progrès depuis 2014, et un modèle affiné intégrant encore plus de données serait envisageable. Mais cela aurait un coût, car la collecte (scraping) et surtout la mise en forme (cleaning) des données pour les rendre utilisables par le programme ne peut pas se faire sans un travail humain important.

« Le marché de l’art a dix ou quinze ans de retard sur le monde de l’entreprise ou du sport en ce qui concerne l’adoption des technologies » abonde Jason Bailey, fondateur du blog et base de donnée artistique Artnome. « C’est en partie dû au manque d’informations structurées sur les œuvres », continue celui qui se définit comme « un nerd de l’art ». Grâce aux données qu’il collecte et aux puissances de calcul croissantes, il espère aboutir à un système qui permettrait de repérer les œuvres sous-évaluées et in fine d’aboutir à un marché plus efficient. « Cela a fonctionné pour le baseball, comme l’a prouvé Moneyball [livre publié en 2003 qui présente la remontée d’une équipe grâce aux analyses statistiques de son coach], pourquoi pas dans l’art ? »

Prédire le comportement des acheteurs ensuite : Sotheby’s a acquis en 2018 la start-up Thread Genius, fondée en 2015 par deux anciens ingénieurs de Spotify. L’entreprise, d’abord active dans l’industrie de la mode, utilise la reconnaissance d’images pour comprendre les goûts des consommateurs et leur proposer des « visuels » similaires. Cet achat intervient deux ans après celui du Mei Moses Art Indices, une base de données de près de 50 000 enchères répétées dans 8 catégories. Une « mine » à intégrer au dispositif Thread Genius ? Tim Schneider, qui tient la rubrique « The Gray Market » dédiée aux coulisses du marché de l’art, sur Artnet, souligne en effet les limites du dispositif dans un marché où les biens ne sont pas substituables. Deux sculptures visuellement proches réalisées par  des artistes à la côte différentes ne rencontreront pas les mêmes faveurs des collectionneurs. D’après Schneider, un tel mécanisme s’adresse avant tout aux acheteurs peu informés et débutants. Cela ne signifie pas qu’il s’agisse d’un mauvais achat pour Sotheby’s, qui pourrait l’utiliser pour attirer une nouvelle clientèle à fidéliser par la suite. Et ce d’autant plus que la maison de ventes n’a pas communiqué le prix d’achat, « non significatif ».

Le marché de l’art n’est pas le seul à s’intéresser de très près aux actions des « visiteurs ». En 2017 a été lancé le projet Data & Musée qui vise à « étudier les comportements en ligne et in situ, afin de mieux utiliser la data dans l’après-visite et promouvoir par exemple des expositions en fonction du profil » explique Philippe Rivière, chef des services numérique et communication de Paris Musées.  Après les recommandations musicales de Spotify, les « expositions à voir ensuite » ?

L’IA pour pister les faux

L’intelligence artificielle est bien en route pour analyser de plus en plus finement les comportements des acteurs du marché, mais elle se tourne aussi vers son cœur : les œuvres. Out les débats et procès où les spécialistes s’écharpent sur l’authenticité d’un De Vinci, in les logiciels experts. En novembre 2017, Ahmed Elgammal, de l’université américaine Rutgers et son équipe ont présenté un outil qui repère les faux à partir de l’analyse des milliers de coups de crayon qui composent un dessin. Une théorie de la « signature par touche » qui remonte aux années 1950… mais le nombre élevé de traits à analyser rendait la tâche trop ardue pour l’humain. L’intelligence artificielle « reconnaît » l’artiste à 80%, et est surtout capable de repérer les faux à partir d’un seul trait de pinceau ! Comme pour « The Green Canvas », la question qui se pose ensuite est celle du changement d’échelle. Les chercheurs s’attellent maintenant à des tableaux plus complexes et à la problématique du changement de style d’un artiste au cours de son parcours.

Le projet Replica, mené depuis 2015 par le Digital Humanities Laboratory de l’Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne, promet pour sa part de développer le premier moteur de recherche conçu spécifiquement pour explorer les collections artistiques. Mobilisant l’intelligence artificielle pour extraire plus de données sur les images, il permet de connecter des milliers d’œuvres d’art à partir d’éléments tels la forme ou le motif, ce que les moteurs de recherche classiques sont ne sont pas capables de faire. Si le projet s’adresse avant tout aux historiens de l’art et à la recherche, il pourrait aussi être utilisé pour une analyse stylistique visant à démontrer l’authenticité d’une œuvre.

Roman Komarek, un entrepreneur tchèque, entend pour sa part s’assurer qu’une fois l’œuvre authentifiée, elle ne subit pas d’altération au cours de son « cycle de vie ».  Sa société Veracity Protocol développe une infrastructure informatique décentralisée qui associe l’empreinte mathématique d’une photographie de l’œuvre (ou tout autre objet) à son « passeport » qui garantit sa provenance. 

Créative, l’intelligence artificielle ?

Collecter les données et les analyser c’est bien, en faire de l’art c’est mieux. Le collectif parisien Obvious revendique une « démarche artistique où c’est la machine qui prend en charge la partie créative », selon Pierre Fautrel, un des trois membres de l’équipe, avec Hugo Caselles-Dupré et Gauthier Vernier.  Utilisant  les réseaux antagonistes génératifs (GAN, pour Adversarial Generative Network), le collectif crée les portraits d’une fausse famille du 18e siècle, les Belamy. La technique consiste à entraîner deux réseaux de neurones en parallèle : l’un génère des images et l’autre vérifie si elles sont connues ou non. Les deux réseaux  apprennent ce qu’est un portrait à partir d’une importante base de données. Une fois que le réseau « créatif » réussit à tromper le réseau « de contrôle » en lui présentant un portrait créé par lui, le processus est achevé. Le portrait est ensuite imprimé au jet d’encre et encadré. Le résultat a pu convaincre la machine, mais l’humain repère vite une certaine étrangeté : « nous faisons de l’art conceptuel, les gens sont rarement subjugués par le rendu » reconnaît Pierre Fautrel. Autre point de recherche, la base de données qui nourrit le réseau générateur est composée principalement d’œuvres occidentales, et le collectif souhaite incorporer des visuels venant d’Asie pour d’autres projets.

Obvious, Le Baron de Bellamy

Le portrait du comte de Belamy sera la première œuvre générée par IA à être présentée par une maison de ventes lors de la vente « Prints and Photography » de Christie’s New York en octobre 2018. Ce n’est cependant pas la première vente aux enchères de ce type. En 2016, 29 tableaux réalisés par l’intelligence artificielle de Google sont passés sous le marteau pour une vente de charité à San Francisco, le tableau le plus cher s’envolant pour $8,000 (l’estimation basse du portrait d’Obvious par Christie’s).

Mais la vente Christie’s fera date, car elle symbolise l’accès au marché de l’art « établi ». [ Update : Et parce que l’oeuvre a finalement atteint le prix record de 432 000 dollars]. Les réseaux art et technologie se développent plutôt à une certaine distance de celui-ci, au sein des universités (Chaire Art et Sciences qui réunit l’Ecole polytechnique et l’École nationale supérieure des Arts Décoratifs) ou des festivals dédiés comme Ars Electronica en Autriche.

Anne-Cécile Worms, co-fondatrice (avec Ada Fizir) et présidente de la marketplace ArtJaws, dédiée aux artistes des nouveaux médias le confirme.  « Pour l’instant les collectionneurs achètent encore des œuvres qui s’accrochent au mur, nous les accompagnons dans la découverte du techart et des problématiques comme la maintenance des œuvres » explique-t-elle. « L’intelligence artificielle est bien sûr une des technologies qui nous intéressent, et nous allons présenter prochainement un commissaire dédié à cette thématique sur la plateforme ». Un effort de pédagogie qui pourrait être inversé si le marché de l’art digital s’intéressait à une autre cible, estime Jason  Bailey. « Vous avez une classe montante d’ingénieurs qui gagnent bien leur vie et qui sont intéressés par l’art, mais il peuvent être intimidés par le monde de l’art. Sauf que s’ils vont à une exposition ou une vente aux enchères présentant des œuvres algorithmiques ils seront la personne la mieux renseignée  de la pièce ! Il y a là un marché à prendre » conclue-t-il.

Dominique Moulon, critique d’art et curateur indépendant, invite pour sa part à être vigilant sur la nature des œuvres mobilisant la technologie. « Le « Next Rembrandt », une toile générée par un programme « à la manière de » est typiquement une fausse œuvre, on est dans une logique de faussaire. » déplore-t-il.  « Les œuvre les plus intéressantes sont celles qui prennent les technologies comme un sujet sociétal plutôt que celles qui les utilisent ».

Au delà de l’art ?

On l’a vu, la machine n’est pas encore prête à remplacer l’humain. C’est toute l’ambiguïté de l’intelligence artificielle, qui joue sur le fantasme et la menace d’une intelligence mécanique qui dépasserait son créateur. La technicité du sujet peut vite transformer un algorithme finalement assez simple en « promesse de révolution », et … rares sont ceux qui peuvent – et veulent- le dévoiler.

Et si l’on continue de jouer à saute-mouton au dessus des notions de créativité, de technologie, de frontières, on arrive sur des territoires virtuels bien loin de l’archipel du marché de l’art. En octobre 2017, le designer Frank Lantz a lancé un jeu  qui consiste à produire des  trombones en contrôlant quelques variables de plus en plus complexes. Le jeu s’achève par la destruction du monde : l’IA que vous avez entrainé a suivi son but jusqu’à la fin. Inspiré du livre « Superintelligence » du philosophe Nick Bostrom qui présente un exemple similaire, le jeu a été testé (et souvent fini) par 450 000 personnes en dix jours. Ni de l’art, ni de la science, ni du divertissement : bienvenue dans le futur.

Article initialement publié dans le numéro Art and Finance d’Art Media Agency en Octobre 2018